Tomb Raider, sex symbol ou sex object ?

"Sometimes a killer body just isn’t enough"

Née en 1996, Lara Croft séduit immédiatement un large public qui découvre avec elle les immenses dédales de Tomb Raider (Core Design, 1996), premier volet d'une saga qui se poursuit aujourd'hui. Or si les prouesses physiques de l'aventurière impressionnent, c'est surtout pour son physique qu'elle fait parler d'elle : icône controversée, femme d'exception ou femme-objet, elle s'affiche dans un ensemble vestimentaire révélateur destiné à mettre en avant ses formes généreuses. La dimension de sa poitrine focalise ainsi beaucoup de critiques et d'attentions, bien qu'il résulte d'un (mal ?) heureux hasard qui vit Toby Gard, son créateur, appliquer un agrandissement accidentel de 150%, aussitôt adopté par l'équipe et leurs collègues du marketing, certains de tenir un argument de vente imparable. Celui-ci est d’ailleurs arboré au dos de la jaquette du premier jeu : “sometimes a killer body just isn’t enough!”

Couverture de Play sur Lara Croft

Sexisme ou héroïsme : une tension consciente

Le personnage de Lara Croft jouit d'une célébrité exceptionnelle pour un personnage de fiction, a fortiori pour une création 3D qui n'a été que ponctuellement associée à de vraies actrices - il s’agit tout de même de la première héroïne de jeu vidéo à apparaître au cinéma ou dans un magazine de mode (Vannina et Margharita, 2008).

Certains peuvent voir en elle un modèle et saluer la force et la pugnacité dont elle fait preuve, tandis que d'autres mettraient en avant la sexualisation de l'héroïne (Jansz et al., 2007) . Des rumeurs font d'ailleurs très tôt état de diverses possibilités de la dénuder dans le jeu, au travers de bugs ou de manipulations particulières ; un mod qui remplace les textures du personnage, "Nude Raider", fait d'ailleurs surface en 1999 et permet de jouer une Lara Croft nue. La scène cinématique finale du deuxième volet, sorti en 1997, cristallise cette tension : Lara, vêtue d'une courte robe de chambre, s'apprête à prendre un bain après avoir vaincu des intrus. Alors qu'elle défait sa ceinture, elle s'arrête un instant, se tourne en direction du joueur et lui lance : "Don't you think you've seen enough ?" ; elle s'empare d'un geste de son fusil et tire sur la caméra, qui vacille et se tourne vers le plafond. Les développeurs de Tomb Raider semblent ainsi très conscients des tensions nées autour du personnage et en jouent auprès du public, du propre aveu de Gard lui-même (Mikula, 2003).

Cinématique de fin de Tomb Raider II (Core Design, 1997)

Le jeu vidéo est-il né sexiste ?

Les débuts du jeu vidéo ne sont pas marqués par une orientation genrée de la production. Pourtant, les premiers développeurs sont pour la plupart des hommes, qui composent la majorité des programmeurs. Dans les colonnes de Polygon, en décembre 2013, Tracey Lien interroge plusieurs femmes ayant participé aux débuts du jeu vidéo, notamment au sein d'Atari, sans que celles-ci ne relèvent d'orientation sexiste ; l'industrie n'en demeure pas moins une affaires d'hommes, malgré quelques exceptions.

Plusieurs affaires secouent l'époque, comme le jeu Gotcha (Atari Inc., 1973) qui est l'un des premiers à créer une polémique. Le jeu met en compétition deux joueurs qui parcourent un labyrinthe à l'aide de contrôles de forme mammaire, parallélisme grivois au joystick phallique. Neuf ans plus tard, Custer's Revenge (Mystique, 1982) propose au joueur d'incarner un cowboy qui doit traverser l'écran de gauche à droite en évitant des flèches afin de violer une amérindienne attachée à un poteau, s'attirant les foudres de plusieurs associations.

Jaquette originale de Custer's Revenge

L'orientation genrée du jeu vidéo est souvent attribuée à la revitalisation du marché par Nintendo en 1985. Si ce dernier était auparavant traité de manière artisanale, au cas par cas, sans grands axes stratégiques quant au contenu proposé, Nintendo considère que, suite à la crise de 1983, une approche segmentée du jeu vidéo est nécessaire. C'est ainsi que la Nintendo Entertainment System (NES) est commercialisée aux États-Unis comme jouet pour jeunes garçons, débutant alors une différentiation perpétuée par le marketing vidéoludique tout au long des années 90 et 2000.

La définition précise du public visé et la tendance photoréaliste entamée en 1991 avec l'apparition de la 3D donnent peu à peu naissance à une standardisation du sexisme au sein de genres fonctionnant selon la logique du "fan service" (la création de contenus censés flatter le public avant tout), comme Dead or Alive Beach Volley (Team Ninja, 2003), où s'affrontent des personnages féminins dénudés sous le prétexte de parties de volley. L'objectification de la femme va en l'occurrence jusqu'à mettre en avant la gestion des poitrines et de leur rebond en fonction des mouvements des personnages, à grand renfort de démonstration techniques. Cette tendance touche un grand pan de l'industrie, les personnages féminins faisant souvent la démonstration de caractéristiques sexuelles exacerbées, ce qui soulève un nombre croissant de critiques au fur et à mesure que le média s'ouvre à de nouveaux publics et fait parler de lui dans la presse généraliste.

Visuel de Dead or Alive Beach Volley

En 1999, l'IDSA mène une étude qui conclut que la proportion de joueuses oscille entre 31 et 37% sur console et PC. Les résultats précédents atteignent des résultats similaires, et soulignent la relative rareté des joueuses, traitées comme un segment à part que ciblent des jeux très marqués en termes de genre, comme Barbie (Imageneering, 1991) dont le coeur de cible est explicite.

Transformation du public et conflits de genre

La croissance du média et son ouverture au cours des années 2000 sont accompagnés par l'augmentation de la part des joueuses. L'étude 2015 du marché américain mené par l'ESA indique que 44 % des joueurs sont des joueuses, chiffre qui entérine une tendance accélérée par l'ouverture du média, qualifiée de "casualisation" par le public traditionnel : des jeux plus simples, courts et accessibles qui forment une porte d'entrée dans le monde du jeu vidéo.

Extrait du rapport “2015 Essential Facts About the Computer and Video Game Industry”/figcaption>

L'attention portée au média a permis l'émergence de voix critiques qui se sont attelées à décortiquer l'image de la femme dans l'ensemble du corpus vidéoludique. La plus médiatisée de ces initiatives est celle d'Anita Sarkieesan, blogueuse qui s'intéresse à la réprésentation de la femme dans les médias et qui lance en 2012 une série financée par Kickstarter (à hauteur de plus de 150 000 dollars), “Tropes vs. Women in Videogames”. Elle y analyse plusieurs archétypes féminins et les mécanismes qui témoignent selon elle de la centralisation masculine du jeu vidéo : la figure de la demoiselle en détresse, des femmes comme récompenses ou éléments de décor, ou le poids de la vision masculine sur les choix d'angles faits par la gestion de la caméra. Son travail déclenche une vive hostilité au sein de plusieurs communautés virtuelles, qui prend la forme d'une chasse aux sorcières caractérisée par le dénigrement de l'image de Sarkieesan et des menaces de mort.

La figure de la demoiselle en détresse, par Anita Sarkieesan

Nombreux sont les joueurs qui n'apprécient pas les critiques formulées, mais leur acharnement accorde paradoxalement un grand poids aux arguments de la blogueuse et rendent le débat difficile. Cette réaction épidermique caractérise dès lors tous les débats publics concernant le sexisme et le genre dans les jeux vidéo. Le plus récent, le Gamergate naît fin 2014 de l'humiliation publique d'une développeuse, Zoe Quinn, par un ancien compagnon qui expose sur un blog ses infidélités, sur fond de connivences intéressées entre développeurs et journalistes, la jeune femme étant accusée en filigrane d’user de ses relations pour faire la promotion de son travail. Les tenants du mouvement nommé "Gamergate" justifient leurs attaques en définissant comme cible l'absence de probité des personnes mises en cause, tandis que leurs détracteurs relèvent le caractère misogyne et sexiste des prises de parole parfois violentes. Le jeu vidéo se trouve ici au coeur d'un affrontement idéologique mettant en scène différentes communautés virtuelles qui s'opposent selon un approche conservatrice ou progressiste des questions de genre, occultant parfois la question initiale : le jeu vidéo est-il sexiste ?

En 2009, une étude de Dmitri Williams sur 4966 personnages retenus parmi jeux vidéos les plus vendus fait émerger un taux de 85,23% de protagonistes masculins, contre 14,77% protagonistes féminins. Lorsque l’étude s’intéresse aux seuls personnages principaux, le nombre de héros masculins monte jusqu’à près de 90% - des résultats qui contrastent avec la part de joueuses, approximativement équivalente à celle des joueurs.

Part des protagonistes masculins et féminins dans le jeu vidéo en 2009

Règle n°1

Le jeu vidéo est un média fait par des hommes pour des hommes, ce qui justifie une approche sexiste et une sous-représentation des femmes.

Bibliographie sélective

  • Jeroen Jansz et Raynel G. Martis. « The Lara phenomenon: Powerful female characters in video games ». Sex roles 56, no 3-4 (2007): 141–148.
  • Tracy Lien, « No Girls Allowed ». Polygon, (1 décembre 2013).
  • Maja Mikula, « Gender and Videogames: The political valency of Lara Croft ». Continuum 17, no 1 (1 mars 2003): 79‑87.
  • Vannina Micheli-Rechtman et Margherita Balzerani. « Corps contemporain, post-modernité et jeux vidéo : le syndrome de Lara Croft ». La clinique lacanienne 14, no 2 (2008): 135.
  • Dmitri Williams, Nicole Martins, Mia Consalvo, et James D. Ivory. « The virtual census: Representations of gender, race and age in video games ». New Media & Society 11, no 5 (2009): 815–834.

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