SimCity : la presse mise au pilori

Histoire d’un fiasco

SimCity est une franchise emblématique du jeu vidéo, l’un des piliers du genre des jeux de gestion. Crée par Will Wright en 1989, elle permet de construire un ville et d’en gérer l’urbanisme et les politiques publiques : voirie, zones résidentielles, commerciales et industrielles, services de police, de santé… le souci du détail et la diversité des possibilités de construction font du jeu un succès historique, qui est régulièrement réédité sous de nouvelles versions.

Le cinquième volet, lancé en 2013, n’est malgré tout pas à la hauteur des attentes, pour des choix de design malheureux mais aussi et surtout pour des problèmes de jouabilité. Electronic Arts, l’éditeur, avait auparavant imposé à Maxis l’ajout d’une fonctionnalité qui fait scandale parmi les joueurs, en forçant ces derniers à se connecter à internet pour jouer. Cette mesure, destinée à limiter le piratage du logiciel, est dénoncée comme abusive par un pan de la communauté ; surtout, plusieurs défauts empêchent les joueurs de se connecter, et donc de jouer au jeu qu’ils ont pourtant acheté.

Ecran d'erreur de SimCity

Le site d’actualité spécialisé Polygon avait accordé une note tout à fait remarquable - 9,5/10 - à un jeu qui s’avère en réalité injouable et totalement déçevant pour le public qui lui attribue des notes bien plus basses. L’explication est peut-être simple : les premières notes données sont obtenues après une phase de test contrôlée par l’éditeur qui invite des journalistes à essayer le jeu dans ses locaux, avec l’aide d’un employé, lors d’une partie téléguidée. Dans de telles conditions, certains défauts peuvent être gommés, voire totalement occultés par les efforts déployés pour mettre le journaliste à l’aise et lui éviter les écueils auxquels les joueurs lambda feront face. Exceptionnellement, la rédaction de Polygon abaisse alors la note par deux fois, pour aboutir à 4/10, sanctionnant ainsi les défauts majeurs du jeu ; les réactions confuses des joueurs ne se font pas attendre, qui dénoncent promptement une attitude suspecte de la part du site web.

Il y a-t-il un journaliste dans la pièce ?

Il peut sembler étonnant, pour un observateur étranger à l’industrie, de constater autant d’agitation autour de la simple notation d’un produit. Il pourrait comprendre que la médiocrité d’un jeu très attendu puisse décevoir les plus passionnés, mais pourquoi autant d’atermoiements autour d’une simple critique ? Car derrière l’initiative peut-être maladroite ou bien louable de Polygon, nous pouvons apercevoir la réputation pour le moins négative de la presse vidéoludique telle que perçue par les joueurs, qui est la vraie responsable de l’attention portée à l’affaire.

Le 28 novembre 2007, Jeff Gerstmann est renvoyé de son poste de directeur de rédaction chez GameSpot, un site d’actualité vidéoludique. Des rumeurs circulent quant aux raisons de son licenciement : Gerstmann aurait été écarté suite à une critique tiède voire négative du nouveau jeu édité par Eidos Interactive, Kane & Lynch: Dead Men, auquel il attribue la note de 6/10, notant les manques de l’intelligence artificielle et le peu d’intérêt offert par le scénario. Eidos venait en effet de payer une grande campagne de publicité sur le site de GameSpot, qui change d’habillage pour mettre en avant les publicités du jeu. Suite à la critique de Gerstmann, l’éditeur aurait donc contacté la direction de GameSpot et fait pression pour que ce dernier soit renvoyé de son poste (Elkington, Wolf (dir.) et Perron (dir.), 2009).

L'intéressé dément dans un premier temps, se refusant à commenter la situation plus avant. Ce n’est que cinq ans plus tard, en mars 2012, qu’il confirme les rumeurs publiquement, revenant ainsi sur l’un des épisodes les plus décriés du site. Il révèle ainsi que les pressions d’Eidos, relayées par le département marketing de GameSpot, avaient poussé les responsables à l’écarter de la rédaction, en raison également d’autres épisodes similaire - en somme, il lui était reproché d’avoir fait un travail de journaliste.

Promiscuité journalistique

“The media is the primary example of a two-sided market, whereas readers and viewers are offered valuable informative or entertainment content, while advertisers are sold the attention of the former. However, as highlighted in a recent game-theoretical model by Ellman and Germano (2009), advertisers could be interested not only in buying space on media outlets, but also in influencing what is featured in the so called “news hole”, i.e. the space where news and editorial content appear. This is the case, since the receptiveness of consumers to ads could be negatively influenced by media content that is at odds with the products themselves being advertised. By the same token, pieces of news that appear to be “objective” are likely to have a stronger persuasive effect on consumers than proper ads, so that there is a clear incentive to disguise ads as news stories.”

(Gambaro et Puglisi, 2009)

Dans l’article “What do ads buy?”, Marco Gambaro et Riccardo Puglisi étudient les relations entretenues par les annonceurs et la presse italienne. Il est remarquable que la presse spécialisée soit écartée de la méthodologie, en raison des liens trop évidents qui l’unissent au marché qu’elle couvre ; il faut en effet noter que, au contraire de la presse généraliste qui diffuse toutes sortes de contenus publicitaires, la presse vidéoludique diffuse presque exclusivement les annonces du secteur et produit par conséquent inévitablement des critiques et des articles sur des sujets qui font l’objet de financements publicitaires, comme ce fut le cas de Gerstmann. Les deux chercheurs notent pourtant une claire corrélation entre les dépenses publicitaires et la couverture médiatique d’une marque donnée au sein d’un journal généraliste, sans pouvoir toutefois indiquer avec clarté le processus responsable de cette situation. Ils soulèvent cependant les relations particulières entretenues entre annonceurs et journalistes et la diffusion de contenu publicitaire qui ne dit pas son nom.

“The interaction between advertising and editorial coverage depends both on the structure of the advertising market and on the internal organization of newspapers and advertisers. There are differences between magazines and daily newspapers. In the former there are typically close links between the advertising department and the newsroom, up to the point that sometimes –and of course unofficially- sales department distribute on a weekly or a monthly basis the list of advertisers that should be covered by journalists.”

(Gambaro et Puglisi, 2009)

Sans être connu en détail par le grand public, ce fonctionnement est tout du moins soupçonné, exagéré et fantasmé par les joueurs. Les acteurs des relations publiques et de la presse dans l’industrie du jeu vidéo baignent dans un même bain, dont la taille est proportionnelle au faible nombre de professionnels : de 4000 à 10500 en fonction des estimations (estimations de l'AFJV, 2015). Dans un milieu aussi restreint, il peut sembler naturel d’entretenir des relations dont pourraient naître des soupçons d’influence - c’est ainsi que Julien Chièze, journaliste chez Gameblog, a posté une photo regroupant plusieurs journalistes de rédactions différentes autour d’une table, accompagnés d’un représentant de la communication de Sony. De nombreux internautes réagissent violemment face à une photo qui renforce l’image négative d’une presse “à vendre”, aux frontières floues : Chièze fut dans le passé, à titre d’exemple, fondateur d’une agence de communication.

Le Doritos Gate

Capture d'écran de la vidéo originale

L’une des affaires emblématiques de cette situation remonte au 24 octobre 2012. L’acteur et écrivain Robert Florence, alias Rab Florence, publie dans les colonnes d’Eurogamer un texte acerbe sur la presse vidéoludique, exemples à l’appui. Son propos est introduit par l’image désormais célèbre de Geoff Keighley, un journaliste de renom, répondant à des questions au sujet d’un salon entouré d’un poster du jeu Halo 4… et de bouteilles de Mountain Dew posées à côté d’un grand paquet de nachos Doritos. La mise en avant de produit n’ayant aucun lien avec le contenu et la capture du regard sans vie du journaliste ainsi accusé participent à graver l’image dans l’histoire et à donner à l’affaire naissante le nom humoristique de “Doritos Gate”.

Commentaires sarcastiques sous la vidéo originale

Au cours de l’article, Florence revient sur plusieurs exemples qui posent, d’après lui, la question de l’éthique journalistique dans le domaine des jeux vidéo. Il cite un concours organisé lors d’une remise de prix, les Game Media Awards, qui récompensent le travail de professionnels de la presse dans l’industrie : lors de la cérémonie, un concours permet aux journalistes de gagner une PS3 en échange de Tweets faisant la promotion de Tomb Raider. S’ils sont nombreux à jouer le jeu, la participation de Lauren Wainwright attire particulièrement l’attention, en raison du zèle dont elle fait preuve, et plus tard pour les liens qui sont révélés entre elle et le jeu dont elle fait la publicité. Passée par Square-Enix, l’éditeur de Tomb Raider, elle est ainsi soupçonnée d’avoir mélangé les genres en apportant son soutien à un ancien employeur. Interpellée à ce sujet, elle nie et efface rapidement les traces pointées du doigt.

L’article de Florence est alors rapidement modifié, fait suivi du départ de l’auteur d’Eurogamer. Après un temps d’incertitude, il est révélé que Wainwright avait menacé le site de poursuites judiciaires si les passages en question n’étaient pas retirés - en voulant faire disparaître toutes traces du scandale, elle jette au contraire de l’huile sur le feu et ne fait qu’amplifier la controverse, l’article recueillant au total plus de 600 commentaires et des dizaines de citations, qui réapparaît d’ailleurs encore aujourd’hui lorsqu’il s’agit d’évoquer les problèmes éthiques de la presse vidéoludique.

Résurgence de l'affaire à la fin de l'année 2014, pendant le Gamergate

Les journalistes ont mauvaise presse : le Gamergate

La perception des journalistes et des communicants de l’industrie comme une joyeuse bande d’amis persiste dans le temps, et permet bientôt l’émergence d’une nouvelle controverse teintée de misogynie. Eron Gjoni publie en août 2014 un long article de blog sur sa relation et les infidélités supposées de son ancienne compagne, la développeuse Zoe Quinn, en suggérant que celle-ci a recherché la compagnie de journalistes et autres personnages influents du milieu pour mettre en avant ses propres productions. Le récit, ponctué de captures d’écran, de bouts de textes et autres archives divers, s’attarde longuement sur ces accusations, qui résonnent fortement avec une perception négative de la presse vidéoludque tout en jouant sur la misogynie d’une partie du public, scandalisée par l’histoire ainsi racontée. De cette manière naît le mouvement informel du Gamergate, qui se présente comme un combat contre la corruption au sein de la presse vidéoludique mais semble davantage préoccupé par les attaques misogynes de membres féminins de l’industrie, relayées par une importante communauté regroupée autour de sites web dédiés.

Popularité médiatique du Gamergate

Une véritable campagne harcèlement est mise en place, alimentée par ce que les tenants du Gamergate nomment la “quinnspiracy”, une conspiration visant à protéger les intérêts de l’industrie et de l’entourage supposément très influent de Zoe Quinn. La presse est progressivement de moins en moins présente des sujets de discussion, au fur et à mesure que le mouvement bascule dans un discours anti-féministe et se détourne définitivement du sujet original, qui ne semble alors qu’être un prétexte pour attaquer des acteurs considérés comme illégitimes aux yeux d’une frange des joueurs.

Recherches associées au terme "Gamergate" sur Google

L’image du journalisme et de la communication dans le milieu est cependant révélatrice : la publication qui met le feu aux poudres ne fait en réalité qu’invoquer des images qui existent déjà au sein de la communauté, nourries par les affaires citées plus tôt comme le Doritos Gate ou le renvoi de Gerstmann. La force de cette représentation est suffisante pour propulser ce qui s’avère être un simple étalage public de linge sale conjugal en une véritable affaire de bien commun, tout comme elle transforme un banal changement de note de la part de Polygon en scandale suspicieux. La réputation ainsi forgée par les journalistes du jeu vidéo perdure, tandis que les mécanismes et l’impact réel du fonctionnement médiatique de l’industrie semblent rarement se situer au coeur des débats.

Règle n°3

La presse vidéoludique est un relai de communication, dont les notes, attribuées sur des critères avant tout techniques, ne servent qu’à pousser les ventes.

Bibliographie sélective

  • Marco Gambaro, et Riccardo Puglisi. « What do ads buy? Daily coverage of listed companies on the Italian press ». Departmental Working Paper. Department of Economics, Management and Quantitative Methods at Università degli Studi di Milano, 2009.
  • Mark J. P. Wolf, et Bernard Perron, éd. The video game theory reader. New York ; London: Routledge, 2003.

Retour