Resident Evil 5 : Diversité et représentation des minorités

Le racisme ordinaire des tueurs de zombies

Resident Evil est une franchise de jeux d’horreur-action née en 1996. Les différents épisodes mettent en scène le combat d’unités spéciales contre des zombies crées à l’origine par l’entreprise pharmaceutique Umbrella, dont le projet est de développer des armes organiques à l’aide d’êtres vivants modifiés ; suite à plusieurs accidents et rebondissements, le virus se propage et se retrouve entre de mauvaises mains. Dans le cinquième volet, le héros principal, Chris Redfield, se rend en Afrique pour enquêter sur une vente clandestine d’armes biologiques, ce qui l’amène jusqu’au village de Kijuju, infecté par un mal qui insuffle dans chaque habitant folie furieuse meurtrière. C’est ainsi que débute le jeu : le héros, un grand mâle blanc arrivé dans un précaire village africain, doit se défendre d’une horde de noirs enragés à l’aide de ses capacités de combat supérieures.

Resident Evil 5 (Capcom, 2009), bande-annonce

Plusieurs accusations de racisme sont portées à l’encontre du jeu. La première concerne les représentations qui, bien que cohérentes et transposables à n’importe quelle culture, semblent invoquer des peurs propres aux théories racistes qui opposent un blanc supérieur et civilisé à la furie d’une foule dépenaillée d’africains. La deuxième regrette que le personnage principal qui accompagne le héros, Sheva Alomar, supposée être une alliée “locale”, ne soit qu’un personnage tout à fait conforme aux canons occidentaux, plus claire de peau et plus élancée que tous les antagonistes africains croisés par le joueur. Fait notable, le personnage de Sheva semble n’avoir été crée qu’après le premier scandale causé par la diffusion d’une bande-annonce à l’été 2007, puisque l’actrice qui a servi de modèle pour son animation a été contactée en 2008, presque deux ans après le démarrage de la phase de développement (Brock, 2011). Le développeur japonais est surpris par la controverse, se défendant maladroitement au travers des producteurs :

« We can't please everyone. We're in the entertainment business – we're not here to state our political opinion or anything like that. It's unfortunate that some people felt that way. »

(Interview de Masachika Kawata, Computer and Video games, 23 octobre 2008)

Le personnage principal Chris Redfield incarne par ailleurs très bien le standard identitaire traditionnel du jeu vidéo, celui d’homme blanc de classe moyenne tel qu’identifié par André Brock. Ce dernier cite Giroux, qui avance que le blanc comme couleur de peau représente un marqueur universel de civilisation face à l’Autre, caractérisé par un langage de peur, de folie et de dégénérescence (Giroux, 1996). Le héros représente par ailleurs un stéréotype fréquemment vu dans les films d’action, celui du mercenaire taciturne et expert épaulé par une partenaire féminine exotique et sous-compétente (Brock, 2011), qu’il est d’ailleurs possible de personnaliser en l’affublant de costumes moins encombrants, dont un bikini “tribal” décoré d’imprimés léopard.

Des jeux internationalement blancs ?

Une large majorité des personnages principaux sont blancs, et suivent une logique d’immersion, étant parfois suffisamment génériques et “passe partout” pour favoriser l’incarnation de la part du joueur (Brock, 2011). Cette explication n’est pourtant pas suffisante pour expliquer que tout l’univers du jeu se conforme à cette représentation unique et qu’il efface la diversité réelle des lieux reproduits. Duke Nukem 3D (3D Realms, 1996), un FPS reconnu pour son second degré et son humour paillard, a été plusieurs fois épinglé pour avoir livré une vision étrangement biaisée de la ville de Los Angeles, où se passe l’intégralité du jeu. Nous y trouvons thèmes souvent associés à des phénomènes de différenciation raciale, comme la sauvegarde des femmes d’une fécondation racialement extérieure - le scénario reposant sur une invasion extraterrestre d’aliens essayant de kidnapper et asservir les femmes humaines. Surtout, la ville de Los Angeles, habitée par près de 50% de minorités principalement hispaniques et afro-américaines, est vidée de toute diversité : le personnage principal est blanc, les ennemis sont des aliens, et les personnages secondaires rencontrés sont uniquement des femmes blanches, en majeure partie des strip-teaseuses et des prostituées. Le développeur 3D Realms Software produit également un second jeu, Shadow Warrior (3D Realms, 1997), qui met en scène un héros asiatique stéréotypé, Lo Wang, qualifié de yellowface, mêlant dans un seul protagoniste plusieurs stéréotypes asiatiques comme un accent particulier, des centres d’intérêt japonisants et une fixation pour la taille de son sexe (Sze-Fai Shiu, 2006).

Duke Nukem 3D, artwork

Dans Replay, Donovan relève néanmoins que l’absence de diversité ethnique dans les jeux vidéo fait écho à celle de la télévision américaine. Il demeure néanmoins étrange de se conformer au marché américain supposé lorsqu’il s’agit de jeux vendus internationalement dans des sphères culturelles différentes, d’autant plus que le choix peut être justifié par une motivation commerciale qui pousse les développeurs à éclaircir la peau de personnages noirs, comme ce fut le cas de Sheva dans Resident Evil 5, ou à les enlever tout simplement des jeux. Shahid Ahmad, développeur britannique, confirme cette tendance dans une interview en 2002 :

« It all boils down to money [...] Publishers believe that games with black or Asian characters could lose them money, although they won’t openly say it. »

(Donovan, 2010)

Un média négligé

La représentation effective des minorités n’est pas une fin en soi. Celles-ci peuvent être présentes dans l’univers du jeu sans toutefois recevoir la même attention que les personnages centraux, voire en occupant systématiquement le rôle d’antagonistes : c’est le cas de nombreux FPS qui adoptent un point de vue américanocentré qui jette sur le monde un regard polarisé où le méchant stéréotypique fut d’abord soviétique, avant de devenir hispanique puis arabe dans la période qui a suivi la guerre du Golfe en 1991. Dans l’article “Digital Arabs”, Sisler relève une représentation systématiquement négative des arabes et de l’islam dans tout un groupe de jeux qui prennent place au Moyen-Orient, dans le contexte des guerres menées par les Etats-Unis et leurs alliés coalisés dans la région. Il met en avant le lissage et la généralisation de la diversité des identités ethniques et religieuses du monde islamique, qui ont participé à créer une image presque uniforme du musulman dans le jeu de guerre, qu’il se situe en Afghanistan, en Irak ou au Liban. Le jeu vidéo, plus encore que les autres médias de masse, a ainsi tendance à présenter en grande majorité les musulmans comme une menace dans un contexte de conflit, tandis que l’Islam lui-même est très fréquemment associé avec le terrorisme (Sisler, 2008). Pourquoi un tel renforcement d’un biais présent par ailleurs dans tout le spectre culturel occidental ? Philipp Reichmuth et Stefan Werning proposent le terme de “neglected media” pour décrire ce qu’ils considèrent être une marginalisation des questions critiques :

« Briefly, neglected media exhibit strong popular appeal and economic relevance, contrasted by a lack of cultural prestige and scientific coverage. Often, they have a profound impact on the collective imaginary although this ”passive” knowledge is seldom accepted as culturally relevant. Examples could include computer games, tabletop role-playing, trading card or board games, comic books, music videos, events, concerts, performances or pintball machines as well as corresponding paratexual material such as package designs or advertisments for games. [...] Orientalist representations tend to be reproduced in neglected media in more explicit and graphic forms partly because these media are considered less relevant in cultural discourse and thus less subject to media critique. »

(Reichmuth and Werning, 2006)

Les jeux produits en Europe ou aux Etats-Unis ne sont pas les seuls à présenter de tels travers. Les jeux japonais ont régulièrement été pointés du doigt pour leur approche pour le moins insensible des questions raciales, comme ce fut le cas de Square’s Tom Sawyer (Square, 1989) qui propose un personnage noir doté de lèvres disproportionnées, représentation maladroite voire raciste d’un blackface qui renvoie aux heures sombres de la ségrégation raciale. Autre exemple similaire, la franchise Pokémon (Game Freaks, 1996) qui, lorsqu’elle fut exportée aux Etats-Unis, dut subir quelques modifications dont la transformation d’une créature, Jinx, qui semblait également s’inspirer des blackfaces et dont la couleur de peau fut, par exemple, changée au violet pour éviter une association trop polémique. La plupart du temps, les développeurs japonais effacent tout simplement les traits caractéristiques, créant ainsi des mukokuseki, personnages dessinés de manière à brouiller leur appartenance ethnique, ce qui les rend plus acceptables pour un public très divers (Donovan, 2011).

Square's Tom Sawyer, capture d'écran

Le poids de la norme

Dans une étude de Dill-Shackleford et Gentile, les deux chercheurs relèvent que dans les 20 jeux les plus vendus de 1999, 68% des personnages principaux sont blancs, pour seulement 11% d’afro-américains et 11% d’hispaniques. Les proportions sont encore plus marquées pour les personnages secondaires, dont 72% sont blancs. Fait notable, les personnages sont aussi tous adultes. Les jeux comptent peu d’enfants, mais surtout très peu de personnes âgées - il est intéressant de noter que si les jeux n’hésitent pas à proposer des robots, des animaux parlants ou des aliens, ils semblent rechigner à inclure une forme quelconque de vieillesse (Dill-Shackleford et Gentile, 2000). Le jeu vidéo prône-t-il une forme de jeunisme ? C’est en tout cas ce que suggère l’étude, tendance qui fait probablement écho à l’absence relative des personnes âgées du média et à la jeunesse de de l’industrie.

Si les questions de diversité ethnique sont traitées avec plus ou moins de tact et de succès, la question de l'orientation sexuelle demeure tabou jusque dans les années 2000 (Donovan, 2011). En 2006, le jeu vidéo Bully (Rockstar, 2006) suscite une polémique autour de la possibilité pour l’avatar masculin du joueur, un jeune garçon nommé Jimmy, de séduire et d’embrasser des personnages féminins et masculins, sans distinction. En effet, tandis que d’autres milieux de la pop culture ont intégré les thèmes LGBT dans leur discours, avec plus ou moins de tolérance, le jeu vidéo demeure largement étranger à ces thématiques, plus de trente ans après sa naissance. Un des principaux arguments qui expliquent cette situation réside dans le phénomène d’incarnation du personnage principal, qui doit correspondre à la majorité des joueurs ; Adrienne Shaw répond que certains jeux ont réussi avec succès à mettre en avant une héroïne dans un genre joué majoritairement par des hommes, et que le phénomène d’identification est largement méconnu et par conséquent supposé par les développeurs (Shaw, 2009). Elle relève également une suite de raisons invoquées dans différents entretiens pour cette situation : la peur que le produit soit estampillée comme “jeu gay”, que les associations chrétiennes et morales réagissent négativement, et que des publicités explicitement sexualisées n’apparaissent dans la presse gay. En 2006, une joueuse est ainsi menacée d’être bannie du jeu World of Warcraft (Blizzard, 2004) pour avoir tenté de créer une guilde LGBT, l’éditeur ne tolérant pas les groupes définis par l’orientation sexuelle de leurs membres, craignant officiellement que ces derniers ne deviennent des cibles d’attaques (Pulos, 2013).

Extrait de Bully

Se dessine progressivement un état des lieux des normes en vigueur dans le jeu vidéo, qui ont considérablement évolué en quelques années mais qui peinent à être remises en question. Certains piliers de ces univers fictifs reposent en effet sur des bases qui tendraient en elles-mêmes à développer une division raciale du monde ou une approche normative de l’identité.

A titre d’exemple, le concept même de races différenciées par des caractéristiques inhérentes profondes appartenant à des civilisations précises est intrinsèque à la plupart des jeux de rôle. Les différences entre elfes, nains et humains sont gravées dans la pierre et ne laissent qu’une place marginale à la mixité. Un jeu que nous pourrions qualifier de “progressiste”, Dragon Age (Bioware, 2009), qui permet au joueur d’incarner un homme ou une femme et de vivre des relations homosexuelles ou hétérosexuelles sans distinction, repose sur ces bases où l’elfe diffère entièrement de l’humain, bien qu’ils aient une histoire commune vieille de plusieurs siècles.

Différentes races de Dragon Age

World of Warcraft met également cet aspect en lumière, en proposant au joueur d’incarner l’une des nombreuses races du jeu, très différentes les unes des autres, caractérisées par une culture qui leur est propre, figée et non-mixte. Des comportements de revendication émergent pourtant, par exemple au travers d’une manifestation de gnomes se plaignant d’un biais narratif faisant de ces derniers une race peu considérée dans l’histoire. Joseph Packer remarque également que la plupart des joueurs n’incarnent pas le rôle scénaristique de leur personnage et créent une nouvelle couche, qu’il nomme “cosmos”, composée d’histoires et d’habitudes nées de la pratique du jeu lui-même, qui attribuent de nouveaux préjugés : si les orcs sont considérés dans l’histoire comme plus violents et sauvages que les humains, ils sont appréciés dans le jeu car plus susceptibles d’être choisis par des joueurs expérimentés, créant ainsi de nouvelles formes de discrimination et de valorisation basées sur les distinctions du gameplay entre bons et mauvais joueurs, entre joueurs solitaires et joueurs sociables, etc. (Packer, 2014).

Règle n°5

Le jeu vidéo doit plaire à son coeur d’audience, et ne peut représenter la diversité des joueurs potentiels. La norme prime sur tout.

Bibliographie sélective

  • Brock, André. « “When Keeping it Real Goes Wrong”: Resident Evil 5, Racial Representation, and Gamers ». Games and Culture, 2011.
  • Tristan Donovan. Replay: The History of Video Games. East Sussex, England: Yellow Ant, 2010.
  • Philipp Reichmuth, et Stefan Werning. « Pixel Pashas, Digital Djinns ». ISIM Review 18, no 1 (2006).
  • Karen E. Dill-Shackleford, Douglas A. Gentile, William A. Richter, et Jody C. Dill. « Violence, sex, race and age in popular video games: A content analysis ». Featuring females: Feminist analyses of the media. Washington, DC: American Psychological Association, 2005.
  • Packer, Joseph. « What Makes an Orc? Racial Cosmos and Emergent Narrative in World of Warcraft ». Games and Culture 9, no 2 (2014): 83–101.
  • Pulos, Alexis. « Confronting Heteronormativity in Online Games: A Critical Discourse Analysis of LGBTQ Sexuality in World of Warcraft ». Games and Culture 8, no 2 (2013): 77–97.
  • Shaw, Adrienne. « Putting the gay in games cultural production and GLBT content in video games ». Games and Culture 4, no 3 (2009): 228–253.
  • Šisler, Vít. « Digital Arabs: Representation in video games ». European Journal of Cultural Studies 11, no 2 (2008): 203–220.
  • Sze-Fai Shiu, Anthony. « What yellowface hides: Video games, whiteness, and the American racial order ». The Journal of Popular Culture 39, no 1 (2006): 109–125.

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