Civilization, un jeu éminemment politique
Biais idéologiques
A première vue, un jeu issu de la série des Civilization est l’archétype du jeu vidéo sérieux, celui qu’on laisserait entre les mains de son enfant afin qu’il puisse se divertir tout en se cultivant. Jouer à Civilization en effet, c’est gérer un des empires qui ont marqué l’histoire de l’humanité, depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XXIe siècle. C’est croiser les grandes figures et les grandes oeuvres culturelles de l’Histoire. C’est acquérir des notions d’économie, de stratégie et de tactique. C’est ne pas céder au culte de la vitesse actuel, et se plonger dans un jeu de réflexion, au tour par tour, où l’intelligence des choix importe plus que leur rapidité.
Pourtant, Laurent Trémel, dans Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia. Les faiseurs de mondes (2001), s’emploie à détruire l’impression “sérieuse” que peut dégager Civilization, notamment quand on le compare à certains jeux de console d’apparence moins “réfléchis”. Le contenu d’un Civilization (MicroProse, 1991) dit-il, doit être questionné. Le choix des peuples que l’on va diriger tout d’abord, n’est pas neutre : les pays occidentaux sont surreprésentés, et notamment les protagonistes de la Guerre Froide. Les “Merveilles du Monde” que l’on peut construire sont également presque toutes occidentales. De plus, la carte du monde est conçue de telle sorte que les États-Unis sont avantagés par rapport aux Soviétiques : Civilization puise en effet ses bases théoriques dans l’oeuvre de Will Durant sur la dynamique des civilisations. Les plus grandes civilisations sont notamment celles qui avancent le plus vite sur le plan technologique, or dans Civilization, les fleuves et les prairies rapportent de l’argent qui permet de faire avancer la science, et les forêts de la “production”, qui permet de construire des unités militaires. Le territoire des Etats-Unis est riche en prairies tandis le territoire soviétique est riche en forêt ; les Russes sont ainsi amenés à développer une stratégie militariste et les Etats-uniens une stratégie de développement commercial, gagnante à long terme. Le développement lui-même de l’humanité est pensé sur un modèle technologique et libéral. Le communisme par exemple, est seulement une étape de l’histoire de l’humanité, qui est dépassée par la démocratie libérale, vue comme l’accomplissement politique de l’humanité.
Génocides imposés
Le jeu est ce qu’on appelle des “4X”. 4X, pour “eXplore, eXpand, eXploit, and eXterminate”. Dans les mécaniques les plus profondes du jeu, les règles sont donc impérialistes et capitalistes, même si les Civilization suivants vont introduire plus de relativisme culturel, notamment sous la pression des joueurs ; mais l’idéologie du développement, qui voit la progression de l’humanité seulement sous l’angle de sa progression technologique, va demeurer. Analysé ainsi, Civilization n’est pas un jeu éducatif, mais un jeu qui justifie la domination occidentale sur la planète, et la diffusion universelle de ses modèles culturels. Ce système idéologique est présent dans la distribution des ressources, dans les règles d’interaction entre les différentes faction, dans les conditions de victoire, dans le cours général du jeu.
Christopher Douglas analyse Civilization à la lumière du concept d’absurdité humaine tel que défini par Camus, qui repose sur le caractère non-rationnel du monde et la confrontation absurde de l’homme à un environnement dénué sens intrinsèque (Douglas, 2012). La narration participe par conséquent à donner du sens, à ordonner un monde par nature chaotique, ce qui rapproche le jeu vidéo du phénomène religieux, l’un et l’autre proposant une organisation complète du monde. Douglas relève à titre d’exemple que tout l’univers de Tomb Raider (Core Design, 1996) est bâti pour le personnage de Lara Croft, qui peut explorer les niveaux dans leur totalité : un jeu peut en effet être complété, car il propose une simplification, une schématisation du monde propice à la simulation et au développement de postulats idéologique. Civilization justifie par son système et par ses propres simplifications le processus génocidaire qui gouverne sa logique d’expansion.
« Video games are the imagination of order, the imposition of a wish that things could be simpler than they really are. They reflect our fears, our desires, and our anxieties. Violent video games, then, have a lot more in common with the kinds of “games” played by religious leaders instituting the rules for the Crusades, or religiously motivated genocide, or religiously influenced terrorism. Algorithmic religion offers order via oversimplification of complex real-life issues, and thus at the expense of full human flourishing, unless we think carefully about the algorithms we impose upon our social activities. »
Le joueur n’a pas d’alternative aux lois ainsi imposées. Mathieu Triclot fonde la réflexion de sa Philosophie des jeux vidéo (2011) sur ce principe, qui découle du support informatique qui applique de manière stricte la quasi-totalité des règles du jeu. Pour Jesper Juul, celles-ci définissent d’ailleurs le jeu vidéo lui-même - cette approche, qui demeure formelle dans les travaux de Juul, permet de saisir la charge idéologique en inspectant les mécanismes de jeu, les conditions de victoire ou les obstacles présentés au joueur. Ces derniers contraignent en effet les possibilités du joueur, car contrairement à un jeu réel où le contexte peut être modelé à volonté et où les règles ont une valeur restrictive, le système de règles d’un jeu vidéo, tout comme le système de n’importe quel logiciel, détermine un ensemble de possiblités nées du code, à partir de rien. Triclot cite le slogan de Margaret Thatcher pour résumer la situation du joueur : “there is no alternative”.
La théorie du pitt-bull
Le problème de la représentation et de “l’imaginaire politique des jeux vidéo”, pour reprendre le nom de l’article de John Crowley (2008), dépasse de beaucoup le seul cadre des jeux de stratégie, au tour par tour ou en temps réel. Il touche à la fois à la “couche narrative” et aux mécaniques profondes, aux “contraintes liées au “codage” ”, comme Crowley les appelle.
La majorité des jeux vidéo promeut en effet une vision du monde qui maintient la domination idéologique des États-Unis, à travers le scénario du jeu par exemple. L’exemple le plus caricatural de ce phénomène est le jeu America’s Army (United States Army, 2002), édité par l’armée états-unienne : il y est impossible d’incarner un soldat non-états-unien. Tony Fortin (2004) est ainsi très dur avec les logiques des FPS en général, manichéens et idéologiquement formatés autour d’une logique “États-Unis contre État voyou”.
Janet C. Dunlop (2007) met pour sa part en avant le fait qu’il y a très peu de gros acteurs dans le monde du jeu vidéo : il se forme ainsi une forme d’oligopole de la parole politique dans la création de jeux. Les Etats-Unis, l’un des principaux marchés mondiaux, sont par ailleurs incontournables lorsque l’on crée un jeu qui tient à avoir un minimum de succès commercial. La propagation d’un mode de vie occidental par les jeux vidéo se manifeste également dans le relai d’oeuvres phares de la culture occidentale, avec des adaptations nombreuses de films états-uniens à succès : jeux Star Wars, jeux Batman, jeux Seigneur des Aneaux, etc. (Dunlop, 2007).
Mais une telle vision capitaliste du monde s’ancre également dans les mécaniques à l’oeuvre au plus profond des jeux : monter en puissance, accumuler des objets… le tout d’une manière divertissante et subtile. Mario gagnera ainsi des vies toutes les 100 pièces trouvées. Red, dans Pokémon Rouge/Bleu (Game Freak, 1996) doit “massacrer” ses concurrents en appliquant une “théorie du pitt-bull” afin régner seul en maître (Fortin, 2004). Laurent Vonach (2001) analyse de même les logiques à l’oeuvre dans le jeu de simulation de ville SimCity (Maxis, 1996). Le maire, dieu-vivant, agit dans une ville qui obéit aux théories urbanistiques de l’école de Chicago. Les communautés et les classes sociales ne font que se côtoyer sans dialogue. La construction d’une ville ne peut se faire que dans une logique libérale d’exploitation des ressources et de dégradation de la nature, pour passer d’une société industrielle polluante à une société de services qui aura réussi à trouver les moyens de traiter la pollution qu’elle aura créé. Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat soulignent ainsi qu’un élément de gameplay en apparence inoffensif tel que le principe de construction sur un terrain vierge porte en lui-même un important biais urbanistique, puisque l’action de détruire un espace naturel permet de progresser dans le jeu tandis qu’il que la création d’espace verts ne remplit qu’une fonction d’agrément. Toute autre stratégie, comme une volonté de décroissance par exemple, n’est pas viable : elle n’aboutit qu’à la faillite de la ville, et au game over.
La démocratie, le royaume de l’ennui
John Crowley (2008) met par ailleurs en avant que, sur le plan des scénarios, l’imaginaire politique des jeux vidéo est tout sauf démocratique. Les univers de référence du média sont en effet la plupart du temps des mondes autoritaires : royaumes pseudo-médiévaux de l’heroic-fantasy, empires des univers de science-fiction, univers dystopiques se focalisant sur des éléments de critique de la démocratie… Les contraintes de codage jouent également, la structure du jeu, finie, n’aidant pas à mettre en place des organisations avec des phénomènes émergents non-prévus par le game designer, caractéristiques de la démocratie. Mais surtout, il y a une opposition fondamentale entre la démocratie et l’héroïsme lié au fait d’incarner un personnage, un protagoniste. La démocratie est le royaume de l’ennui, le comble du non-héroïsme, où personne ne dépasse.
Il ne s’agit cependant pas de nier les expériences politiques, économiques, scénaristiques, innovantes, qui ont eu lieu tout au long de l’histoire du jeu vidéo. Elles sont nombreuses et ont pu rencontrer le succès : Eve Online (CCP, 2003) est un MMO galactique qui incite les joueurs à prendre en main par eux-mêmes l’organisation politique dans laquelle ils évoluent. L’Odyssée d’Abe (Oddworld Inhabitants, 1997) est une dénonciation du génocide des indiens d’Amérique dans un univers de science-fiction. Tropico (Take2, 2001) nous met dans la position d’un dictateur de république bananière qui gère son pays et veut rester sur le trône.
Tony Fortin (2004) considère tous ces exemple, mais reste sceptique. Même dans ces jeux a priori engagés, on reste dans de la « critique sociale ordinaire » : les aspects les plus anticonformistes sont gommés. Ils abordent certes ces sujets, ce qui est positif. Mais ils contestent l’ordre social actuel sans s’engager réellement car ils dépendent économiquement de l’ordre social capitaliste qu’ils dénoncent.
Pressentant, dès 2004, l’émergence de ce qui deviendra le jeu indépendant, il appelle cependant de ses voeux des jeux plus militants, et qui cherchent à remettre en question l’ordre politique établi du jeu vidéo, à la fois dans ses scénarios et dans ses mécaniques profondes.
Du côté de la presse, il a fallu attendre le début des années 2010 pour que la scène médiatique, généraliste d’abord, puis spécialisée, commence à s’emparer de ce problème, que les chercheurs avaient identifié plus de 10 ans auparavant. Cependant, l’entrée par le sujet ne se fait le plus souvent que par le biais de jeux qui mettent en relief ces problèmes, à quelques exceptions près. Si le jeu pose un problème politique, avec par exemple la sortie du dernier SimCity ou encore si le jeu est un jeu engagé politiquement, avec un discours puissant ou des mécaniques innovantes. A contrario, Assassin’s Creed Unity (Ubisoft Montréal, 2014) a fait parler de lui en France, où l’homme politique Jean-Luc Mélenchon s’est indigné des représentations faites de la Révolution française. Deux visions s’opposent : une utilisation ludique de l’histoire, réécriture dérésponsabilisée d’événements au coeur de querelles historiographiques profondes, et une approche qui considère au contraire cette position comme irresponsable, ne pouvant être apolitique.
Règle n°6
Le jeu vidéo est apolitique. Tous les choix de gameplay ou de scénario sont tournés vers la dimension ludique du jeu, sans réflexion politique en amont.Bibliographie sélective
- Crowley, John. « L’imaginaire politique des jeux vidéo ». Critique internationale, no n° 38 (janvier 2008): 73‑90.
- Christopher Douglas. « “You Have Unleashed a Horde of Barbarians!”: Fighting Indians, Playing Games, Forming Disciplines », 2002.
- Dunlop, Janet C. « The US video game industry: Analyzing representation of gender and race ». International Journal of Technology and Human Interaction 3, no 2 (2007): 96.
- Tony Fortin, L'idéologie des jeux vidéo. In N.Santolaria et Laurent Trémel, 2004, Le grand jeu. Débats autour de quelques avatars médiatiques, Paris, PUF-Sociologie d'aujourd'hui.
- Juul, Jesper. Half-Real: Video Games Between Real Rules and Fictional Worlds. MIT Press, 2011.
- Hovig Ter Minassian, et Samuel Rufat. « Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie ? » Cybergeo : European Journal of Geography, 27 mars 2008.
- Trémel, Laurent. Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia. Les faiseurs de mondes. Sociologie d’aujourd’hui. Paris: PUF, 2001.
- Mathieu Triclot. Philosophie des jeux vidéo. Zones. Paris: Editions la Découverte, 2011.
- Vonach, Laurent. « Ecologie d’une cité virtuelle : SimCity ». Quaderni, no 43 (s. d.): 69‑84.
- Wagner, Rachel. « God in the Game: Cosmopolitanism and Religious Conflict in Videogames ». Journal of the American Academy of Religion 81, no 1 (2013): 249–261.