Joueurs vs. “gamers”
Compte-rendu et synthèse des entretiens
Qui joue aux jeux vidéo ? La pratique des jeux vidéo est aujourd’hui massive, au point que la plupart des acteurs que nous avons interrogés réfutent tout légitimité à l’hégémonie d’une "culture gamer", provenant des seuls hardcore gamers. Néanmoins, ils reconnaissent dans le même temps son existence, et surtout, les torts que certains des gamers qui s’en réclament peuvent causer à l’image de l’ensemble des gamers, et plus généralement à l’ensemble des jeux vidéo. Il y a là un enjeu de reconnaissance culturelle fort, entre les tenants minoritaires de ce qui est considéré comme un maintien du jeu dans un entre-soi conservateur, et les autres joueurs - la majorité.
Un média, des communautés de pratiques
La pratique des jeux vidéo est aujourd’hui “massive”. C’est le terme qu’emploie Mathieu Triclot. L’enquête Ludespace à laquelle il a participé montre que plus de 60% de la population a joué à un jeu vidéo au moins une fois dans les 6 derniers mois. Cela touche toutes les tranches d’âges et de population, même si le facteur générationnel et le facteur genre sont les deux variables qui modifient les types de pratiques, mais aussi font baisser leur fréquence. Néanmoins, le vieillissement de la population des joueurs et un phénomène de nouveaux entrants de plus de 45-50 ans fait que même parmi les plus de 60 ans, un quart de la population en 2012 joue plus d’une fois par mois aux jeux vidéo.
Cela veut dire qu’à ce niveau-là, il y a autant une culture du jeu vidéo qu’il y a une culture de la musique, c’est-à-dire pas du tout. On est dans une pratique tellement massive que le champ est éclaté, et qu’il y a des formes d’appropriation tellement différentes.
La massification du nombre de joueurs s’accompagne ainsi d’une démocratisation. Mais pas d’une unification des pratiques. Celles-ci au contraire se diversifient fortement, au point que les joueurs de jeux vidéo ne se considèrent pas forcément comme tels, mais comme joueurs de jeu sur smartphone, de jeu sur Facebook, ou de jeu sur ordinateur. Le jeu vidéo, non-perçu comme tel, entre dans les routines de vie de pans entiers de la population, depuis les femmes au foyer jusqu’aux retraités, en passant bien sûr par les plus jeunes, pour lesquels la pratique du jeu vidéo est la norme : la quasi-totalité des moins de 18 ans est joueuse.
Le premier jeu joué en France, il y a 3 ans dans l’enquête, c’était encore le Solitaire, sous Windows, que les gens identifient pas forcément comme jeu vidéo. Et en tout cas, quelqu’un dont la pratique principale est de jouer au Solitaire sur son poste de travail, ne va pas se déclarer forcément joueur de jeu vidéo, et même pas du tout. L’appellation elle invisibilise une masse considérable de pratiques qui sont tout aussi intéressantes, en tout cas pour moi.
Le smartphone joue un rôle majeur dans la démocratisation de la pratique du jeu vidéo. C’est par lui que la plupart des nouveaux entrants âgés de plus 45-50 ans découvrent le jeu vidéo. Ce phénomène est bien connu des développeurs de jeu vidéo pour mobile, parce que cette population représente le coeur de leur cible.
Par exemple les jeux de cartes [sur smartphone] on sait que c’est un public plutôt âgé, c’est à dire plus que 30 ans quand on parle de jeu vidéo. Mais y’a aussi des gens vraiment âgés qui jouent, beaucoup de personnes à la retraite, les retraités ils jouent énormément aux jeux mobiles et ils y passent beaucoup de temps.
Se dessine ainsi une portrait du joueur de jeu vidéo aux multiples facettes, qui se rapproche dans sa diversité de la composition de la société en général. Tout le monde joue aux jeux vidéo, mais tout le monde ne joue pas aux mêmes jeux, ni ne se reconnaît dans le portrait du “gamer”. Comme le montre Marion Coville, citant Adrienne Shaw et son article On Not Becoming Gamers, c’est parce que le terme “jeu vidéo” est associé à la culture “gamer” que ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette culture ne se considèrent pas comme joueurs de jeu vidéo, quand bien même le jeu vidéo fait partie de leurs pratiques régulières. Car si le joueur n’est pas forcément un “gamer”, cela ne veut pas dire qu’une communauté, qu’une “culture gamer” n’existe pas. Au contraire. Elle a eu et a encore une importance forte dans la construction des représentations d’adhésion ou de rejet autour du jeu vidéo et du joueur-type.
Je suis d’accord sur le fait qu’il y a aussi une représentation hégémonique, majoritaire, de ce qu’est le jeu vidéo, de ce qu’est la pratique du jeu vidéo, et ces représentations-là, elles sont imprégnées d’une culture masculine, occidentale, hétérosexuelle, etc., etc. Et ça c’est une réalité. [...] Et c’est quelque chose qu’on retrouve en fait plus largement dans le domaine des sciences et techniques en fait.
Cette influence de la culture gamer dans les représentations de ce qu’est un joueur de jeu vidéo et de ce qu’est un jeu vidéo explique dans une large mesure le fait que les non-joueurs puissent être dans une situation de rejet face au médium, mais aussi que certains joueurs de jeu vidéo, plutôt âgés et jouant sur smartphone, c’est-à-dire sur un objet traditionnellement non rattaché à l’image du gamer jouant sur console, ne se considèrent pas eux-mêmes comme joueurs de jeu vidéo.
Il n’y a pas des jeux vidéo pour tous. Il y a des jeux vidéo pour chacun. Chacun peut trouver un jeu vidéo pour lui et même plusieurs. Et les non-joueurs ne s’imaginent pas ça du tout. Ils se font une représentation du jeu vidéo comme n’ayant pas de place pour eux. Pourtant personne ne dirait il n’y a aucun film qui me correspond.
Questions de genre
La question de la place des femmes et des minorités sexuelles dans le monde du jeu vidéo est révélatrice du lien ambigu entre la culture gamer et la diversité des pratiques vidéoludiques. L’image du jeu vidéo est en effet principalement masculine. Parce que l’industrie du jeu vidéo est composée en grande majorité d’hommes, et que le jeu vidéo est une pratique culturelle née à l’origine dans le milieu des sciences et techniques, lui aussi majoritairement masculin.
Ah oui, je te demandais la liste des personnes interviewées, et je trouvais dommage que vous ayez globalement que des hommes. Mais en même temps, ça correspond a la cible, particulièrement en France. Ça reste un domaine masculin.
Dès lors, le jeu vidéo est devenu un espace privilégié pour l’expression d’un machisme ordinaire, dont on a pu considérer qu’il était presque institutionnalisé dans la mesure où des personnes qui structuraient le milieu - organisateurs d’événements, journalistes vidéoludiques, créateurs de jeu - s’en faisaient l’écho. La blogueuse Mar_Lard a ainsi publié une tribune en 2013 dans laquelle elle mettait en évidence un problème de sexisme ordinaire, qui pouvait tomber dans le harcèlement dans la mesure où il était considéré comme normal.
Mon ressenti personnel : en gros, il y a du sexisme dans la société au quotidien; et le jeu vidéo parce qu'il fait tomber des barrières et crée des groupes, peut faciliter l'émergence de certains propos.
Pour éviter ces problèmes tout en jouant aux jeux vidéo, certaines femmes ont ainsi développé des stratégies d’évitement : se créer un personnage masculin et faire croire que l’on est un homme, par exemple. Ou bien, elles ont commencé à jouer sur des supports et à des jeux moins connotés “masculins”, comme les jeux sur smartphone. Or, ces stratégies ont pu aggraver encore les problèmes de machisme, en accréditant l’idée que le jeu vidéo n’était que “pour les garçons” et en invisibilisant les pratiques vidéoludiques alternatives.
Tu prends une famille type, il y a un garçon, une fille. Les parents vont identifier le garçon comme joueur seulement, et même la fille va dire « Moi, je ne joue pas, c’est mon frère qui joue », parce que le temps où elle va jouer et les jeux auxquels elle va jouer vont être cachés. [...] Comme elles n’ont pas une visibilité de joueuses, comme le garçon, affalé sur le divan – la fille n’aura jamais cette attitude –, elles passeront pour non-joueuses.
Pour autant, l’ensemble des acteurs que nous avons interrogés, y compris les acteurs féminins, ont tenu à faire une différence entre les attitudes machistes et sexistes de la part de certaines personnes, et une étiquette que l’on collerait sur l’ensemble du jeu vidéo, en disant qu’il est sexiste. L’argument récurrent est que le jeu vidéo n’est pas plus sexiste que d’autres pans de la société.
Après que ce soit machiste le monde des jeux vidéo, je suis pas sur que ce soit même vrai. Globalement le monde est machiste, ce n’est pas une spécificité du jeu vidéo.
Certains acteurs, comme Fanny Lignon, pointent même le fait que le jeu vidéo s’est saisi assez vite dans son histoire des problèmes de genre, et que les polémiques soulevées par la dénonciation des problèmes de sexisme ont eu un effet positif de prise de conscience et d’amélioration de la situation, notamment parmi les créateurs de jeu ou les organisateurs d’événements.
Le jeu vidéo est sous le feu des critiques, parce que c'est le dernier. Pour le coup, je me dis que c'est peut-être positif. Ça peut révéler un ras le bol aussi, [...] ça reflète l'opinion de beaucoup de gens qui ne pensant pas forcément à s'exprimer, ou pas de cette façon là en tout cas. [...] Ce qui peut se passer est choquant, mais ce n'est pas la majorité.
Le Gamergate notamment, mouvement de dénonciation des rapports entre journalisme et industrie qui a vite été récupéré par des mouvements “meninistes” et s’est transformé en attaque organisée contre les femmes dans le jeu vidéo, est considéré comme ayant été un électrochoc très positif pour la défense de l’égalité de genre dans le secteur.
Il y a eu aussi un côté très positif au Gamergate et c’est important de le dire. Le Gamergate ça a permit à plein de femmes de se mettre à faire des jeux vidéo. [...] Dans la presse il y a de plus en plus de femmes journalistes. Les développeurs font attention maintenant à pas faire des jeux trop machistes, à pas faire de blagues sexistes trop facilement. Donc pour moi c’est extrêmement positif toute cette histoire. Parce que ça a montré un problème qui existe et ça a fait prendre conscience aux femmes de leur place dans la communauté.
De nombreux acteurs que nous avons interrogés vont même plus loin, comme Fanny Lignon, FibreTigre, Antoine Herren, par exemple, et pointent dans le jeu vidéo mainstream comme alternatif un potentiel d’expression des diversités de genre extrêmement développé. En effet, le jeu vidéo, parce qu’il permet à chacun d’incarner un personnage masculin ou féminin, quel que soit son genre, et d’alterner entre les incarnations de personnage à l’envie, est par nature tolérant et ouvert aux différences. De fait, des jeux grand publics comme Dragon Age, ou même les Mii, petits personnages des jeux Nintendo, mettent en scène des personnalités explicitement ou implicitement transgenres.
Il y a quelque chose d'intéressant dans le jeu vidéo qui facilite peut-être l'identification pour des gens gay ou bi dans le sens où dans pas mal de RPG ou de jeux comme ça on choisit son sexe. Et je sais qu'on a des témoignages de gens qui ont découvert leur sexualité à travers ce genre de jeux. [...] Donc je pense que peut-être plus facilement que dans des médiums comme le cinéma, le jeu vidéo peut aider ce genre de personnes à se trouver.
Le sexisme ordinaire demeure cependant courant, chez certains joueurs. Les spécificités d’internet comme l’anonymat relatif ou la capacité à contacter n’importe qui, donnent à ces pratiques une importance qui ne reflète pas leur emprise réelle parmi les joueurs.
Tu sais, la première fois que j’ai été citée dans un article de presse [...], deux jours après, j’avais un mec qui avait retrouvé mon adresse mail, et j’ai reçu un long mail où il me disait que c’était vraiment honteux que je fasse ce genre de recherche, et où il exigeait que je me justifie face à lui de mes méthodologies et de mes objectifs de recherche, et pourquoi je faisais du mal aux jeux vidéo. Et c’est un exemple parmi tant d’autres !
Je me rappelle d’une fois au début du chat vocal, vers 2007 je crois, je me suis retrouvé dans un donjon avec des personnes que je connaissais pas. Et y’avait un mec qui draguait lourdement une nana, pas agressivement mais, j’étais là, qu’est ce que je fais là, j’ai pas envie d’entendre ça quoi. [...] Je pense que c’est un vrai problème. Mais parfois c’est juste des gamins en phase bebête qui font ça.
La figure du “gamer”
Qu’est-ce que le gamer, alors ? A la fois élément identitaire attractif et répulsif, il est plus complexe et dépasse la simple notion de “joueur régulier de jeux vidéo sur consoles ou ordinateur”. Cette définition en effet ne fait pas droit à la diversité des pratiques qu’elles recouvrent : e-sport, pro-gaming, jeu alternatif, jeu en lans... désignent des manières d’aborder le jeu complètement opposées. MMORPG, 4X, jeux engagés, jeux de sports…. désignent autant de genres de jeu que de communautés de pratiques distinctes aux compositions sociologiques propres et aux lieux de rencontres séparés, au sein desquelles et à travers lesquelles le “gamer” peut évoluer.
Non, les cultures sont tellement éloignées, c’est comme aller voir des supporters du PSG avec des gens qui kiffent Picasso. Ces cultures ne se rencontrent pas. Peut-être qu’ils ont la passion du jeu en commun mais leurs pratiques diffèrent complètement.
Des liens peuvent cependant exister entre toutes ces communautés de pratiques. L’identification commune à cette pratique culturelle qu’est le “jeu vidéo” les amène à être confrontés à des débats internes et externes récurrents, qui participent à la vie et aux échanges de la “communauté des gamers”.
Les grandes guerres dans le jeu vidéo, il y a la chronophagie, l’addiction. Le deuxième, c’est la violence, ça c’est clair. Le troisième, la grande opposition, à l’intérieur des joueurs, c’est les hardcore gamers contre les casual, la guerre est déclarée. C’est-à-dire les puristes du jeu, qui jouent depuis tout petit, [...] et puis les gens qui disent qu’ils sont joueurs alors qu’en fait ils jouent à Candy Crush. [...] Est-ce que c’est un art ou pas. [...] Ah et alors le dernier, la virtualité, le dématérialisé, [...] le no-life.
La figure traditionnelle du gamer elle-même correspond à une réalité sociologique, qui, si elle n’est pas représentative de l’ensemble des joueurs, est réelle, et participe activement et passivement à la construction des représentations autour du jeu vidéo. La figure de l’adolescent et du jeune adulte de 18 à 24 ans masculins aux pratiques de jeu très importantes, et parfois en risque de déscolarisation ou de désocialisation correspond à une réalité, et des sociologues comme Laurent Trémel militent ainsi pour un réinvestissement de ce thème de recherche, qui a été peu à peu abandonné au profit d’une étude plus générale des pratiques de l’ensemble des joueurs.
Le fait qu’historiquement le joueur soit un ado blanc mâle mal dans sa peau et dans son lycée, c’est vrai.
De même, pour des tranches d’âges plus jeunes, pour les enfants et les jeunes adolescents, le jeu vidéo joue un rôle identitaire très important, parce qu’il est un facteur fort d’intégration dans les groupes. L’enfant doit dire qu’il joue au jeu auquel tous ses camarades jouent pour être accepté.
Dans le jeu, il y a beaucoup de panurgisme, parce qu’en fait c’est un facteur d’intégration pour le gamin, même jusqu’au lycée. On va jouer au jeu avec lequel jouent ses camarades. [...] Ils jouent au jeu de celui qui a la mainmise sur le reste du groupe. Comme les gros jeux s’appellent Call of Duty, ou GTA, et bien si dans la classe tu as un leader qui va dire “Moi je joue à GTA”, et bien tout le monde va jouer à GTA. Et même celui qui n’a jamais mis les mains dedans ! Pour ne pas être déprécié ou passer pour un ringard, il va dire, “Ouais, je joue à GTA”.
Cette définition du gamer n’est pas que passive et descriptive. Un certain nombre de “gamers” ont fait de leur image sociale un élément actif de construction identitaire. Actifs dans les différents milieux du jeu vidéo : forums web ou physique, presse, industrie, voire milieux de la recherche, ils participent à la perpétuation de cette représentation sociale.
On voit s’exprimer un certain groupe de personnes qui sont une minorité mais qui a la main mise sur le médium et qui essaie de défendre quelque chose qui commence de plus en plus à leur échapper.
Notamment, le fait que certains des débats visant le jeu vidéo, comme l’addiction ou la violence aient pu être dictés de l’extérieur déclenche chez une minorité de gamers une réaction de repli identitaire et de défense de cette identité vue comme bafouée et en danger. Cette minorité de gamers est en général associée à la pratique de certains jeux en ligne : certains MMORPG comme World of Warcraft ou le jeu League of Legends, dont la communauté de joueurs est qualifiée par Eric Leguay d’hooliganisme du jeu vidéo.
Il y a effectivement des joueurs qui réagissent très violemment quand on critique des jeux vidéo parce que les jeux vidéo constituent une part importante de leur mode de vie, et ils ne se reconnaissent pas, ils ne veulent pas se reconnaître dans l'idée d'individus qui pourraient adhérer au travers des jeux vidéo à des idéologies réactionnaires.
Ce repli identitaire est en parti dû au fait que ces gamers se perçoivent comme des représentants menacés d’une sub-culture incomprise.
Je pense que c’est un champ encore un peu dominé, le jeu vidéo, malgré tout malgré le fric malgré la reconnaissance qui commence à venir, ça reste un champ un petit peu dominé. Donc, comme c’est un champ dominé dans la société, les acteurs de ce champ vont avoir tendance à faire bloc d’une certaine mesure.
Cela a pour conséquence de légitimer tout ce qui se passe à l’intérieur du jeu vidéo et de considérer comme une agression infondée tout discours critique sur le jeu vidéo venant d’acteur jugés extérieurs au médium et donc illégitimes.
Sauf qu’aujourd’hui, le gamer blanc mal, c’est lui qui a le pouvoir et il reste dans ce complexe de persécution qui n’est plus du tout ancre dans la réalité sociale ou économique. Il y a toujours cette angoisse de dépossession : « Toi qui me parles de mon objet, tu me le voles, tu n’es pas gamer, tu n’es pas légitime, le vrai c’est nous, les autres c’est des faux… ». C’est presque de l’ordre du phénomène psychiatrique. C’est la majorité qui se croit persécutée par la minorité.
C’est ce type de réaction qui explique également certaines pratiques “incestueuses” entre la presse spécialisée et l’industrie du jeu vidéo, et surtout l’acceptation passive de cet état de fait. Parce qu’il s’agit d’une passion commune, critique Martin Lefebvre, de telles pratiques se retrouvent justifiées : il y a un “effet de scène” qui empêche toute remise en question critique, voire qui minimise les conséquences de telles actes parce qu’elles auraient lieu dans un scène de la sub-culture.
Mais ça retombe sur des choses assez ancienne de la presse jeu vidéo : la même passion, le même bateau, et s’il y a des collusions c est pas grave : c’est QUE du jeu vidéo. Et ça on peut l’entendre du cote de personnes qui critiquent le jeu et aussi du cote des gamers. Cette tendance a dévaloriser sa propre passion me sidère. « Ne réfléchis pas sur ma passion, c’est que du jeu, ça m’appartient, ne va pas chercher du sens politique, une représentation de la femme, c est que du jeu ». Ça me sidère.
Absence de remise en question en interne, et refus de toute critique externe. De nombreux acteurs que nous avons interrogés en viennent à se poser la question : est-il encore possible aujourd’hui de critiquer le jeu vidéo, que la critique soit comprise au sens artistique, politique ou sociologique ?
La controverse par rapport à Assassin's Creed était intéressante et elle est pour moi révélatrice d'une vraie question sociale qui est “peut-on encore aujourd'hui critiquer les jeux vidéo ?”. Quand on critique les jeux vidéo, toutes sortes d'intervenants comme je vous le disais, des journalistes, des gens proches de l'industrie du jeu, des joueurs au travers des réseaux sociaux, et puis des jeunes chercheurs technophiles se sont exprimés en essayant de délégitimer les points de vue critiques qui apparaissent sur les jeux vidéo qui eux-mêmes parfois sont d'ailleurs critiquables, je ne dit pas qu'on ne peut pas critiquer la critique. C'est intéressant de voir ce phénomène, différents acteurs qui vont s'agréger pour tenter de délégitimer des interrogations critiques.
Le Gamergate est aujourd’hui une minorité extrêmement active qui pousse la logique de repli identitaire jusqu’à son paroxisme, en rejetant tout élément qui ne correspond pas à la représentation du jeune joueur mâle aimant les jeux sexiste et militariste. Noyauté par des personnalités néo-nazies comme Davis Aurini originellement extérieures au milieu du jeu vidéo, il compense son caractère ultra-minoritaire par une extrême violence dans ses propos.
Justement le Gamergate c’est quelque chose qui a été investi dès le départ, mais alors dès le départ, par des gens qui n’avaient rien à voir avec le jeu vidéo parce qu’ils ont vu qu’il y avait un marché qui s’ouvraient pour des idées ultra réac, sexistes, etc.
Au-delà de la figure du Gamergate, peu connue au-delà du monde du jeu vidéo, la représentation traditionnelle du gamer peut être anxiogène notamment pour les parents, qui peuvent faire le lien entre pratique du jeu et correspondance aux clichés du gamer.
Avec le CLEMI, Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information], on est envoyés pour sensibiliser ce que sont les jeux vidéo et on est sollicités par des enseignants et par les responsables d’établissements, souvent au collège, pour dédramatiser la culture du jeu vidéo. On en est là.
C’est pourquoi changer l’image du joueur-type est un enjeu stratégique pour l’industrie du jeu vidéo. Si la figure du “gamer” est ciblée dans les campagnes marketing, l’industrie du jeu vidéo, via ses instances syndicales, comme le SNJV ou le SELL va tenter de modifier l’image du jeu vidéo en mettant en avant son caractère massif et démocratique.
C'est peut-être ça qui est le plus problématique au niveau scientifique, c'est-à-dire qu'il y a eu des études plus ou moins commanditées directement ou indirectement par l'industrie des jeux vidéo qui ont, sous la forme d'artefacts statistiques, augmenté de manière significative la moyenne d'âge des joueurs de jeux vidéo.
Les études statistiques commandées par l’industrie auront pour but d’élargir au maximum la définition du jeu vidéo afin de développer l’image d’un jeu vidéo rassembleur, rassurant, et joué par des adultes responsables.
Donc toutes ces enquêtes on eu un avantage pour la légitimation du jeu vidéo, le marché du jeu vidéo. [...] Bien évidemment ça développait toutes sortes de visions sur l'image d'un joueur adulte, d'un citoyen qui était maître de sa pratique.
La nouvelle règle du jeu
La représentation du “gamer” recouvre une réalité sociologique mais elle ne doit pas occulter la réalité de la pratique massive et démocratique du jeu vidéo en France.
Aujourd’hui, il n’est pas possible de parler d’une pratique du jeu vidéo. Il s’agit bien plus de communautés de pratiques distinctes et qui touchent l’ensemble de la population.
La figure du gamer reste légitime pour désigner une communauté de pratiques spécifique. Son influence est importante dans les représentations associées au jeu vidéo malgré les efforts de l’industrie pour les modifier, et une partie des joueurs qui s’en réclament vit actuellement une phase de repli identitaire fort.
La question du sexisme et du genre a été un moteur d’évolution important parmi les acteurs du jeu vidéo ces dernières années.