Partie 1. Le déclin de la région de La Rochelle suite à la perte du Canada
Au dix-huitième siècle, la France a pleinement profité du développement des relations économiques entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe. L’ « Atlantique français » reposant sur la traite des Africains et leur exploitation dans les Îles françaises (Antilles et Mascareignes) a connu son apogée juste avant la révolte des esclaves de Saint-Domingue en août 1791 et le début de la guerre maritime avec l’Angleterre en février 1793. L’ancienne région Poitou-Charente, correspondant approximativement aux généralités de Poitou, Aunis, Saintonge et Angoumois (PASA), avait une longue tradition maritime à son actif et était bien située pour bénéficier de cette phase de prospérité.
L’examen du commerce avec les pays étrangers et les colonies de la direction des Fermes de La Rochelle, qui était leur façade maritime, montre toutefois un dynamisme limité. Il y a bien eu croissance du commerce, mais cette croissance a été plus lente que celle des autres grands ports du royaume. Cela s’explique en grande partie par les relations privilégiées de la direction de la Rochelle avec le Canada. D’une part, celui-ci se développe beaucoup moins vite que les Antilles, et la région souffre de ce manque de dynamisme durant la première moitié du siècle. D’autre part, le Canada est cédé aux Anglais lors du traité de Paris qui clôt la guerre de Sept Ans en 1763. Québec avait déjà été pris en 1759. Cette perte est sévère pour la région dont le commerce entame alors un recul relatif très net. La trajectoire de la région de la Rochelle contraste ainsi avec celles de Bordeaux et de Nantes dans la seconde moitié du siècle. Bordeaux, notamment, est beaucoup plus dynamique que La Rochelle et sa part du commerce français ne cesse d’augmenter jusqu’en 1789.
Après une année exceptionnelle en 1747, qui s’explique par l’organisation de convois transatlantiques au départ de La Rochelle escortés par la Marine pour échapper aux prédations britanniques, la direction de La Rochelle effectue 4,6% du total du commerce français en 1750. En 1789 sa part ne représente plus que 2,2%.
Le recul de La Rochelle n’est pas que quantitatif. En 1750, les données de la direction des Fermes de La Rochelle, chargée de la collecte des droits sur le commerce extérieur et colonial, montrent que cette partie du territoire commerce 21% des types de biens échangés par la France (645 sur 3055, après uniformisation des variations orthographiques). En 1789, elle n’en commerce plus que 7% (248/3565). Cette forte réduction de la typologie des biens commercialisés s’observe à la fois pour les exportations et pour les importations. À un niveau plus agrégé de typologie des produits, parmi les 150 secteurs de la classification ”Révolution et Empire”, utilisée dans le cadre du programme ANR Toflit18, La Rochelle en commerce 121 en 1750, mais seulement 88 en 1789.
Les exportations sont donc beaucoup plus diversifiées en 1750 qu’en 1789. L’indice de concentration (Herfindhal) est de 0,1 en 1750 et 0,24 en 1789. Un bien pour lequel il n’y a pas beaucoup de concurrence nationale (les eaux-de-vie) et deux denrées coloniales réexportées (le café et le sucre) dominent en 1789 les exportations. Les toiles de coton, souvent réexportées en direction de l’Afrique, viennent en quatrième place, suivies du sel (dont la valeur est faible par rapport au tonnage qu’il mobilise, car c’est une marchandise très pondéreuse). En 1750, la mercerie et les étoffes de laine font partie des cinq principales exportations (avec l’indigo, les eaux-de-vie et le sucre : le sel est en 14e position).
La direction des Fermes de La Rochelle s’est donc spécialisée dans les produits agricoles et les réexportations de denrées coloniales, aux dépens des biens manufacturés de la région. Ce constat négatif est toutefois nuancé par l’intensité capitalistique de la production d’eaux-de-vie qui la rapproche des biens manufacturés. La spécialisation et l’importance de ce produit d’exportation ressort avec évidence en comparant la part de la direction des Fermes de La Rochelle à la moyenne nationale.
Nous ne connaissons pas la destination des réexportations coloniales en 1789. En les excluant, on constate que la concentration des marchés de la direction des Fermes de La Rochelle est la même en 1750 et en 1789 (entre 0,41 et 0,44), mais que l’Angleterre a pris la place de l’Amérique (terme qui désigne en 1789 essentiellement les Antilles françaises). Cela est confirmé par la distribution des tonnages des navires partant depuis la région PASA vers l’étranger en 1789 : l’Angleterre y a une part très importante.
Pour aller vite, on pourrait résumer en disant que la direction des Fermes de La Rochelle n’exporte plus des biens différenciés vers le Canada, mais essentiellement des eaux-de-vie vers l’Angleterre. Du point de vue de la navigation, le fort tonnage destiné à ce type de commerce est inférieur à celui engagé pour l’exportation du sel vers les mers du Nord et Baltique.
Les données de la navigation collectées ne nous permettent pas de contribuer à l’analyse du déclin de cette région: d’une part, car nous n’avons le détail des sorties que pour la fin de l’Ancien Régime, ce qui empêche une analyse diachronique. D’autre part, car les données collectées pour 1789 n’apportent que des informations limitées pour ce qui est des produits transportés : les congés du port de La Rochelle, par exemple, ne mentionnent pas la nature de la cargaison, alors que dans les autres ports de la région le greffier se limite le plus souvent à noter seulement l’article principal qui compose la cargaison. Les registres des congés indiquent, toutefois, les destinations de chaque navire sorti et cette donnée permet de constater un relatif éclatement des marchés de cette région.
Sans que l’on puisse affirmer qu’il s’agit d’une nouveauté, la marginalisation de la région vers la fin de l’Ancien Régime est confirmée par son manque de capacité à assurer ses propres trafics. La navigation avec l’étranger est assurée, à 90%, par des pavillons étrangers ou extérieurs à la région étudiée. Il s’agit, pour l’essentiel, des pavillons britannique et nord-européens. Parmi les ports de la région, seul La Rochelle joue un rôle, mais comme nous le verrons (partie 2.1), cette navigation est liée aux activités de traite et au commerce colonial.
Cette incapacité de la région à assurer les exportations vers l’étranger n’est pas liée à une absence d’activité maritime : au contraire, si on additionne le total des sorties de navires depuis les ports de la région étudiée en 1789, toute destination confondue, on mesure que les bâtiments régionaux assurent une partie considérable des trafics, supérieure à celle assurée par les navires des autres ports français, alors que la part de la navigation étrangère est très minoritaire. Toutefois, la part de navigation sous pavillon français assurée par les navires de la région étudiée, est inférieure à celle de la plupart des autres provinces françaises: en 1787, les ports de l’Aunis-Saintonge-Poitou assurent 51.6% du tonnage qu’ils expédient, contre 84.3% pour la Bretagne ou 58,7% pour la Guyenne.
La région n’est donc pas très dynamique, à la fin de l’Ancien Régime, en matière d’armement. Ce constat ne doit pas faire oublier les évolutions qui ont eu lieu en son sein au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, notamment grâce au développement ou au maintien de productions locales destinées à l’exportation depuis d’autres ports que celui de La Rochelle. La section suivante étudie la forte diversification des ports de cette région.