Partie 3. La Rochelle, port dominant mais pas structurant

En 1789, les navires qui sortent des ports exportateurs de sels (Marennes, Ars-en-Ré) et de Rochefort ont un tonnage moyen plus important que ceux sortant de La Rochelle. De manière plus surprenante, la quantité de navires qui sortent des ports secondaires - Aligre, Charente, Marennes, Saint-Martin de Ré, voire même Rochefort - témoigne d’un dynamisme qui échappe largement au port dominant, La Rochelle. Cette particularité s’inscrit dans une histoire maritime longue de la région PASA.

Jusqu’à la perte des colonies nord-américaines, le port de La Rochelle a cultivé une certaine spécificité géographique. Quoique le port de La Rochelle pratiquait, comme la presque totalité des ports atlantiques, le commerce antillais et négrier, une part importante et qui a progressivement augmenté jusqu’à représenter plus de la moitié de ses armements pour les colonies dans les années 1750 était constituée par le commerce nord-américain - Canada, Louisiane et pêcheries de Terre-Neuve. Cette spécificité géographique a également influé sur sa spécialisation par produits. Le commerce des fourrures est ainsi une spécialité rochelaise jusqu’au début des années 1760. Les fourrures étaient importées non seulement du Canada, mais aussi de la Louisiane, porte de sortie des peaux de l’Ohio. Ces fourrures étaient pour partie ré-exportées en France et en Europe (principalement vers l’espace allemand et en Suisse). Une part importante, les peaux de castors en particulier, n’était pas réexportée, mais alimentait l’industrie de chamoiserie niortaise et d’autres localités françaises. En retour, les Rochelais approvisionnaient les Canadiens et la Louisiane en vivres, matières premières et en produits manufacturés. L’Amérique du Nord était donc un débouché important et facile pour les céréales de la région, les étoffes locales de basse qualité et, dans une moindre mesure, le sel nécessaire aux pêcheries de Terre-Neuve. Ce commerce quoique modeste avant les années 1740 fournissait des volumes importants d’emploi dans ces trois secteurs de l’économie régionale et contribuait à faire du port de La Rochelle le centre de gravité du complexe portuaire régional. Cette domination était renforcée par la prépondérance des capitaux rochelais, investis de manière prioritaire dans le commerce Atlantique - nord-américain et antillais. La domination rochelaise se mesurait notamment au début du siècle par la présence des bureaux principaux des maisons de Cognac à La Rochelle. Mais, dès la crise qui suivit la chute du système de Law, La Rochelle commença à perdre sa place et Tonnay-Charente à s’affirmer comme le principal port d’exportation de l’eau-de-vie produite dans la région, et du Cognac en particulier.

Ainsi, même si le port de la Rochelle a l’ascendant sur les autres ports de la région par la diversité des produits qu’il importe et exporte et, surtout, par son activité dans le commerce atlantique, les échanges des ports de la région sont largement autonomes comme le montre le réseau des voyages de la région PASA de 1787 comparé à ceux des deux autres régions situées au nord (la Loire-Atlantique) et au sud (l’Aquitaine). Les indices de centralité (la « betweeness centrality » ou « centralité d’intermédiarité » compte le nombre de plus courts chemins entre deux ports passant par le port donné ; le « pagerank » mesure la connexion relative à des ports eux-mêmes bien connectés. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Centralit%C3%A9) comparées à ceux d’autres régions dominées par un port central (Sud-ouest Atlantique, Normandie, Loire-Atlantique) confirment la relative faiblesse de La Rochelle et son incapacité à structurer les trafics maritimes locaux comme nous l’avons illustré dans la partie 2 avec les exemples de la traite, du commerce des eaux-de-vie et du commerce du sel.

Ce constat peut être lié historiquement à la perte des colonies nord-américaines (Canada et Louisiane) qui a brisé une dynamique vertueuse qui s’était établie dans les années suivant la guerre de succession d’Autriche. En effet, avant 1748, le commerce des Antilles en droiture et la traite négrière continuaient à dominer le commerce de la Direction de la Rochelle en valeur, étant donné le dynamisme limité de la demande émanant de l’Amérique du Nord. Mais, dès la fin de la guerre de Succession d’Autriche, s’ouvre une période de croissance exceptionnelle pour le commerce avec l’Amérique du Nord. Sur la période 1748–1758, La Rochelle reçoit annuellement plus de 1 300 000 livres de peaux d’Amérique du Nord, soit presque autant en valeur que de sucre des Antilles (1 450 000 livres). Le nombre d’armements à destination du Canada est multiplié par deux alors que celui pour la Louisiane augmente de moitié. Par rapport aux années précédant la guerre, le trafic lié au commerce colonial triangulaire baisse en moyenne d’un quart pour les Antilles et de plus de la moitié pour la traite, destinations pour lesquelles les envois rochelais sont directement en concurrence avec des ports comme Bordeaux, Nantes, Rouen et même Dunkerque et Marseille. A l’inverse, les Rochelais ont un monopole de fait pour la Louisiane qui n’intéresse guère les ports plus importants et seul Bordeaux les concurrence pour l’approvisionnement du Canada. Par ailleurs, ces deux destinations offraient des possibilités complémentaires. D’un côté, le commerce à destination du Canada pouvait se transformer en commerce triangulaire inversé - La Rochelle-Canada-Antilles - lorsque les capitaines rochelais trouvaient au Canada de quoi ravitailler les îles à sucre en morue salée et, plus rarement, en céréales. La Louisiane permettait également de réaliser des opérations de contrebande avec les colons espagnols, offrant la possibilité de riches retours sous forme de piastres (Augeron : 2004; Mathieu : 1991).

Ce commerce de niche, limité en volume, mais créateur d’emplois locaux et, au milieu du siècle, facteur d’un dynamisme certain, s’écroule avec la perte des colonies françaises nord-américaines à la fin de la guerre de Sept Ans. Cette perte déstructure durablement le commerce rochelais qui perd ses marchés privilégiés et sa position dominante au sein du réseau portuaire régional. En 1789, le commerce extérieur du port de la Rochelle est quasi exclusivement colonial : près de 90% de ses exportations en valeur sont destinées à la traite africaine et aux Antilles. Son impact dans la structuration de la région étudiée apparaît faible, alors que les autres bureaux de Fermes de la région exportent essentiellement des produits régionaux, cela n’est pas le cas dans le bureau de La Rochelle. D’autres ports, par ailleurs, sont nettement plus « extravertis » en termes de navigation. Le profil de La Rochelle s’apparente à celui des autres grands ports coloniaux, à cela près que Bordeaux exporte une partie consistante de produits régionaux de son arrière-pays, qu’il contribue à structurer. Le Havre et Nantes, comme La Rochelle, n’exportent pas, eux, essentiellement des produits de leur région. La part des voyages internes à la région est en revanche importante pour La Rochelle, mais cela reflète plus les nécessités de l’approvisionnement de la ville et de la région qu’un rôle d’entrepôt pour l’exportation. Ainsi, à titre d’exemple, le total du tonnage expédié du seul port de Ribérou-Saujon en 1789 vers La Rochelle avec de la chaux est de 1640 tonneaux. Quant à la quarantaine de navires qui s’y rendent depuis Marennes, ils ont à bord du vin, des eaux-de-vie, du bois, des fèves, des huîtres, des meubles, des passagers, ou naviguent à vide.

Les graphiques que nous proposons illustrent fidèlement nos propos. Ce déclin se donne à voir, à la veille de la Révolution, sur le graphique en début de section, où l’infrastructure de la région PASA apparaît originale par le faible poids relatif de son port principal - La Rochelle - incapable de freiner le développement des ports qu’il maintenait dans sa dépendance avant 1763: Tonnay-Charente, Marennes, Rochefort et Ars-en-Ré. Dans la période pré-révolutionnaire (1787–1789), les flux de navires comme de marchandises témoignent ainsi de la recomposition de l’économie de la façade maritime. Désormais, la valeur des flux de marchandises au départ de Tonnay-Charente et à l’arrivée de Rochefort, qui entretient directement les productions locales, se rapproche de ceux de La Rochelle.

Cette évolution est la conséquence de plusieurs contraintes qui se renforcent: la baisse de la capitalisation des négociants rochelais, conséquence directe de la vague de faillites qui secouent le milieu à la fin de la guerre de Sept Ans; la fermeture des marchés nord-américains subventionnés qui auraient permis un rebond rapide; la forte concurrence des autres ports sur la destination antillaise. Il ne restait donc que la traite négrière. Pour l’animer, les négociants rochelais se procurent les marchandises nécessaires à ce commerce dans toute la France et l’Europe et ne se fournissent que très peu dans l’arrière-pays rochelais. Le port n’est donc pas le point de passage obligé de son arrière-pays dans les relations avec le grand large, et ce, d’autant plus, que la faiblesse capitalistique de la place éloigne les maisons de commerce spécialisées dans le Cognac; ainsi Martell qui rapatrie leurs bureaux principaux à Tonnay-Charente ou à Paris. Même dans le commerce colonial, La Rochelle doit faire une place aux autres ports de la région puisque Rochefort se voit accorder l’autorisation de faire le commerce colonial, témoignant du déclin économique et politique du port.

Pour conclure, La Rochelle reste en 1789 un port relativement dominant dans la région, notamment en ce qui concerne le commerce atlantique, mais cette domination a largement diminué au cours du siècle. De plus, la spécialisation des ports de la région dans le sel pour les uns (Marennes, Ars-en-Ré), dans l’eau-de-vie pour les autres (Tonnay-Charente et, dans une moindre mesure, les ports de l’île de Ré), n’est plus articulée par la place de La Rochelle. Le commerce colonial ne s’appuie plus sur le réseau des ports et des places manufacturières locales, mais survit grâce aux capitaux et aux marchandises venus d’ailleurs.

Les guerres de la Révolution et napoléoniennes ont par la suite démontré la fragilité et l’artificialité d’un tel dispositif. Le blocus anglais et l’interdiction de la traite transatlantique sonnent pour le port de la Rochelle le glas de son destin de grand port commercial.

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